Écoutez inspecteur, ce que je dis est vrai. Bien que vous me pensiez fou, et qu’il ne fait pas l’ombre d’un doute que ce regard en même temps ironique et agacé indique votre envie de m’envoyer chez ceux que vous imaginez mes confrères, lisez une dernière fois le récit de ce cauchemar qui n’en finit pas, jusqu’à maintenant. Donnez-moi une dernière chance de lever le voile pour vous, de vous persuader de l’incroyable et de la malfaisance, des ombres et des fumées qui rôdent derrière toute chose.
C’est par un doux matin de ce printemps de 1928 que la maison colorée entra dans ma vie, d’une des manières les plus simples et pourtant les plus inexplicables qui soient. Je me trouvais alors dans la petite cuisine de notre appartement, avec ma femme Grace, paix à son âme. Nous discutions à ce moment précis de nos projets pour le futur, de nos envies d’harmonie ainsi que de la nécessité de trouver un nouveau logement lorsque le bébé que nous souhaitions et chérissions déjà arriverait, et nous nous trouvions de plutôt bonne humeur. Si nous avions su à cet instant quel vent le Destin soufflait en notre direction ! C’est alors que la sonnette retentit, brève et stridente. J’arrangeai hâtivement ma chemise dans mon pantalon, jetai un regard confiant en direction de mon aimée et m’avançai vers la porte d’entrée, légèrement excité par ce rendez-vous. En effet, nous attendions l’agent immobilier de la ville d’Ipswich en ce milieu de matinée, afin de finaliser la sélection des maisons susceptibles de nous intéresser. Quelques unes avaient retenue mon attention lors de sa visite précédente, et remplissaient déjà mes nuits de rêves d’une vie familiale heureuse et paisible, dans un cadre idyllique. Vous savez, le genre d’images qui se sont imposées à chacun d’entre nous, un jour ou l’autre. Bref, j’ouvris donc la porte avec un grand sourire, pour bien vite le ravaler face au vide absolu de mon perron. Nulle trace d’un visiteur, nulle marque de passage depuis celui aux aurores de la vieille voisine, Mme Blanchard, une veuve française qui ne m’avait jamais adressé la parole. Grommelant, je jetai un dernier regard en direction de la cage d’escalier, avant de rentrer et de fermer la porte derrière moi. A mon retour dans la cuisine, je répondis laconiquement au regard inquisiteur de Grace, lui laissant penser qu’il s’agissait d’une erreur. En réalité, je savais bien ce qu’il en était, et me renfrognai à cette pensée. C’était ce petit diable rouquin de Marcus O’Sulivan, cette espèce d’Irlandais dégénéré qui vivait dans un des taudis du bout de cette petite rue sale et crasseuse de Boston où nous logions, et qui s’amusait encore une fois à venir provoquer par quelque stupide facétie les résidents facilement plus fortunés que sa famille loqueteuse. J’avais déjà vu son père quelques fois, qui titubait pitoyablement en direction de sa vieille masure, considérablement soûl et le visage, pourtant déjà rose tendre, empourpré à un point tel qu’on le croirait congestionné. La simple évocation de tout ceci suffit à me ramener la nausée que j’éprouvai alors, et qui justifiait à mes yeux les petits mensonges dont j’usais à l’égard de mon épouse. Je ne voulais pas qu’elle soit confrontée à l’atmosphère puante qui régnait dans ce quartier, et dont l’avatar insupportable était le fameux Marcus. Pensant soudain que le fieffé galopin ne se contentait jamais d’une seule passe dans ses méfaits, je retournais fiévreusement me poster en embuscade derrière la porte, guettant le moindre bruit venant du palier. Je n’attendis pas bien longtemps puisqu’un instant après, dans le silence de tombe qui régnait, l’appel de la sonnette se fit entendre. Bien, songeai-je, il n’a pas perdu de temps pour revenir, et recevoir la correction exemplaire qu’il mérite. Instantanément, je tournai la poignée, rejetai brusquement le battant contre le mur et me jetai dans le même temps sur le garnement que j’étais sûr de saisir. Alors, inspecteur, ma poigne rageuse ne rencontra rien d’autre que l’air !
Éberlué, paralysé l’espace d’un battement de cœur par la surprise, je dévalai du plus vite que je le pouvais l’escalier menant au rez-de-chaussée, sautant les marches quatre à quatre, dans un vacarme assez effroyable. Quand je déboulai dans le hall vétuste de notre immeuble, il n’y avait pas plus de monde qu’aux étages; la loge de notre concierge était vide, comme toujours à cette heure-ci, et la porte d’entrée ne battait pas le moins du monde. Bien que parfaitement désorienté, et quelque peu apeuré par ce qui se dégageait de cette situation improbable, je poussai néanmoins jusqu’au bout et m’avançai jusqu’à la rue, pour n’y constater que ce que je savais déjà : aucune trace du farceur, qui aurait de toute façon été bien en peine pour y parvenir aussi rapidement. Décidément frustré et troublé, cela se comprend, je rentrai lentement dans la fraîcheur sèche du hall, afin de m’y arrêter un instant. Nul vent n’agitait les plantes qui en faisaient une véritable jungle d’opérette, pas même celui des lentes pales monotones du ventilateur au plafond; l’atmosphère, étrange, m’emplissait d’un malaise indéfinissable me poussant à écourter ma réflexion pour remonter rapidement vers mon appartement. Ce n’est qu’en arrivant finalement sur le pas de ma porte que je remarquai l’élégant petit papier qui y avait été apposé, simple, sobre et discret, et que je n’avais pas vu lors de ma phase de fureur initiale. Cette note ne devait son aspect cartonné qu’à son air passé lorsque l’on y regardait de plus près, et ne portait nulle mention pouvant en indiquer la provenance. Je l’observai, circonspect et figé, pendant une bonne poignée de minutes, avant de lentement m’en emparer, avec un certain soin et beaucoup d’une prudence irrationnelle. Le papier était lisse et glacé au toucher, d’une unité à peine troublée par l’écriture régulière et élégante qui l’emplissait de haut en bas; il était d’une excellente facture quoique un peu archaïque, et d’un aspect absolument impersonnel. Pourtant, son contact m’attirait étrangement et m’incitait à le caresser rêveusement du bout du doigt, encore incapable de parcourir son contenu propre. Et il ne s’agit pas ici d’une image, inspecteur, destinée à illustrer mes plaisantes affabulations : il s’agissait bel et bien d’une fascination, d’un envoûtement comme on n’en voit que dans les livres, et encore est-ce rarement. Quand je fus délivré de cette étrange latence contemplative, je me forçai à le lire réellement, toujours planté là, au seuil de mon domicile. En substance, la note disait ceci : « Cher M. Warden, nous savons que vous êtes actuellement à la recherche d’une demeure calme, spacieuse et plutôt bon marché dans tout coin pittoresque de la Nouvelle-Angleterre; il se trouve que nous avons la plus parfaite réponse à cette quête, et que nous sommes disposés à vous céder dans les plus brefs délais la jouissance et tous les avantages de cette charmante résidence. La maison évoquée se trouve à Arkham, sise dans la plus belle partie de la vieille ville; dans le style colonial le plus pur de la Nouvelle-Angleterre, elle comporte entre autres plusieurs chambres, une cuisine adaptée aux besoins d’une famille ainsi qu’une enceinte du XVIIIe siècle assurant la tranquillité de son séjour. Si elle devait vous intéresser, et nous sommes sûrs qu’elle vous intéressera, nous vous en communiquerons une photographie vous permettant de la mieux visualiser. En espérant une prompte et avisée décision de votre part, nous vous souhaitons, M. Warden, la plus excellente des journées. »
C’était, comprenez-le, le couronnement mystérieux d’un épisode pour le moins atypique. Malgré la sensation de flottement que j’éprouvais, je me forçai à rentrer afin de ne pas inquiéter plus avant mon épouse, qui m’avait vu partir depuis une bonne dizaine de minutes. La rassurant d’un bref sourire et d’une légère négation de la tête en réponse à ses interrogations muettes, je ne m’attardai pas auprès d’elle et me dirigeai vers le salon, afin de m’y affaler dans un de nos lourds fauteuils. Dire que j’étais perturbé était bien peu en comparaison du maelström de sentiments qui s’agitaient alors en moi, contradictoires et étonnés de leur propre présence. J’étais bien naturellement déboussolé par la tournure des évènements, mais aussi excité par l’inconnu que je sentais affleurer juste à la limite de ma perception, enivré par le mystère qui imprégnait cette brève mais intense aventure et enfin atterré par le style et le contenu de la lettre que je tenais encore dans ma main, avec un mélange de crainte et d’admiration. Comment les auteurs de cette note à mon intention pouvaient-ils être si sûrs d’eux ? Mais aussi, comment diable avaient-ils trouvé le moyen de l’afficher et de disparaître avec une telle célérité ? Et surtout en fait, pourquoi ? Toutes ces questions me donnaient le vertige, moi qui n’était alors habitué à penser qu’à mon couple, à mon travail de traducteur et à mes quelques marottes, dont la spiritualité chrétienne. Un doux parfum de cire et de produits ménagers flottait dans la pièce, me donnant pour cette fois encore un début de nausée, comme souvent lorsque ma nature sensible était déjà bouleversée. Je ne m’en rendis compte qu’après, lorsque ma femme vint me rejoindre, mais je tournais et retournais la lettre en tous sens, la triturant nerveusement et pourtant avec une délicatesse certaine; j’en caressais le contour et en détestais le tranchant, réfléchissant comme si ma vie était en jeu à cet instant précis; par moments, de grosses gouttes de sueur coulaient le long de mon front, fruit de la concentration absolue avec laquelle je traitais cette situation absurde. Lorsque Grace arriva, j’avais pourtant déjà pris ma décision. Elle me demanda nonchalamment si j’allais bien, si je n’étais pas trop stressé par l’arrivée imminente de notre agent immobilier, mais je coupai court à ses louvoiements. « Il ne viendra pas aujourd’hui, lui dis-je empreint d’une certitude qui m’étonna. D’ailleurs, je ne pense pas que nous ayons encore besoin de lui à l’avenir. » Me jaugeant calmement, elle posa une main sur son ventre déjà légèrement renflé, et me dit :
« – Tu aurais donc renoncé à notre projet de déménagement ? Tu n’en as plus envie, c’est cela ?
– Absolument pas, et même bien au contraire. J’ai le sentiment d’avoir trouvé quelque chose qui nous conviendrait exactement, et je n’ai plus besoin que de régler quelques détails avant que nous puissions aller visiter. » Je me sentais étrangement pâteux, comme lorsque l’on a un peu trop bu ou bien que l’on a eu une nuit agitée. J’avais le sentiment que je ne contrôlais pas totalement ce que je disais, sans m’en émouvoir outre-mesure; je n’aurais de toute façon pas pu mentir aussi effrontément à ma femme si une partie de moi-même n’avait pas été anesthésiée par quelque biais inconnu. Grace, surprise, ne disait rien, se contentant de me fixer en attendant une suite hypothétique. Mais je n’avais pas grand chose de plus à lui communiquer, et je me rendais bien compte du peu d’informations sur lequel je me basais pour faire ce choix. C’était absurde, et en même temps cela me semblait cependant d’une logique implacable.
Le déjeuner se déroula dans cette même ambiance silencieuse et songeuse qui avait caractérisé la fin de matinée, et je voyais bien les nombreuses questions se refléter dans les yeux de ma femme. Mais en bonne épouse, elle ne gâcha en rien le repas par ses doutes, et je pus à peu près savourer l’ineffable tendresse de sa cuisine, à ceci près que mon esprit aussi était obscurci par des nuées d’incertitudes. Lorsqu’enfin elle m’adressa la parole en milieu d’après-midi, ce fut pour me demander, sibylline : « Es-tu vraiment sûr de toi ? » Sourd à mes propres paroles, les yeux brouillés, immédiatement détendu tel un ressort, je lui répondis de manière catégorique : « Oui. C’est exactement ce que nous cherchons. » A peine avais-je fini de prononcer ces mots que je vibrais de tout mon être, en phase avec la rythmique monocorde de notre sonnette. Grace, sans comprendre ce que cela impliquait, se leva et se dirigea vers la porte afin de l’ouvrir à ce qu’elle pensait être un visiteur. Comme brûlé au fer rouge, je la devançai prestement et m’interposai entre elle et la poignée, la rassurant sur le fait que c’était certainement un démarcheur, ou quelque autre importun et que je pouvais très bien m’en occuper. Je pense, inspecteur, que c’est à cet instant qu’elle commença à s’inquiéter quelque peu pour moi et pour ma santé mentale. Lui intimant de s’en retourner dans l’étroit vestibule d’entrée, je fis volte-face, me calmai un instant et ouvris pour la troisième fois de la journée le battant, pour me retrouver une fois de plus en compagnie d’une absence et d’un vide perceptibles. Bien qu’elle ait déclaré le contraire dans son journal intime, Grace avait vu aussi bien que moi qu’il n’y avait strictement personne derrière la porte puisqu’elle se trouvait seulement à quelques mètres, tentant de regarder par dessus mes épaules et n’apercevant finalement rien. Pourtant, une enveloppe était déposée sur le paillasson, neutre et hypnotique, portant la simple mention « A l’attention de M. Warden ». Je ne doutais pas de ce qu’elle contenait, et c’est complètement fébrile que je la ramassais, avant de rentrer et d’appeler ma femme pour l’ouvrir. Assis dans la cuisine, à côté de la fenêtre qui dispensait la lumière pâle des premières journées d’avril, je décachetai lentement et cérémonieusement ladite enveloppe, avant d’en extirper une photographie de très bonne qualité, à ce que je pouvais en juger. L’intérêt éveillé et l’œil accroché, Grace se pencha plus près de l’image, et lorsque je la retournai afin de la contempler à l’endroit, elle ne manqua pas de lâcher une furtive exclamation de stupeur et d’agrément. En découvrant la maison de la photographie, je convins que c’était là une réaction appropriée face à la splendeur de l’ensemble : ce dernier tenait plus du manoir colonial que de la simple maison de ville, et étendait sa grandeur sombre sur deux étages plutôt vastes, surmontés de toits en pente typiques du dense maillage d’habitations d’Arkham. La porte d’entrée, festonnée de gravures élégantes et peu voyantes, était parfaitement charmante et semblait centrée sur celle qui lui répondait, engoncée dans la pierre du mur d’enceinte. Quelques petites fenêtres sous les combles laissaient présager d’un grenier romantique et secret, tandis que la bouche de cheminée massive trônant en arrière-plan faisait vibrer les contraltos apaisants d’une soirée chaleureuse au coin du feu. Quelque peu isolée des autres masures, la maison se trouvait sur une très légère éminence, la faisant émerger de la cohue urbaine resserrée des centre-villes anciens. Aucun panneau, aucune enseigne n’en indiquait le nom, ce que je trouvai étrange à l’époque pour une résidence de ce standing. En général très peu pourvue en fenêtres, la maison semblait pourtant nous regarder, véritablement nous fixer par delà la frontière du papier à photographie. Oh, vous pouvez bien sourire doucement, inspecteur. Vos sarcasmes ne me troublent pas, puisque c’est ainsi que j’aurais traité tout énergumène qui serait venu m’embêter avec une telle histoire à dormir debout, parsemée de détails aussi farfelus. Mais il est des détails dont l’importance est capitale, et des forces que nous ne pouvons pas mettre à l’épreuve de la raison mais dont nous ne pouvons pas non plus douter, lorsque toutes les explications plausibles sont repoussées.
Admiratifs donc, le souffle coupé, nous échangions avec Grace des regards de nouveau pleins de complicité face à cette aubaine inespérée. Toutes mes appréhensions envolées, je ne songeais plus qu’à la chance qui avait mis cette maison sur mon chemin, et qui ridiculisait superbement toutes les autres que nous avions pu apercevoir en catalogues, ou visiter aux alentours de Boston. Certes, il faudrait aller un peu plus loin, mais qu’importait alors la distance ! Je regardais Grace, les yeux pétillants, qui semblait prête à bondir, virevolter et faire immédiatement les cartons, ensorcelée par l’attrait indéniablement surnaturel de la majestueuse demeure. Pour ma part, la simple idée de sortir véritablement de ce cloaque consanguin et bourdonnant, peuplé d’Irlandais et d’Italiens débiles, qu’était cette ville et de me retrouver dans une des plus anciennes colonies anglo-saxonnes des Amériques m’emplissait déjà d’une joie difficile à contenir. Nous n’eûmes pas besoin d’échanger quelque parole que ce soit pour exprimer notre commune approbation, tant notre accord était électrique et presque matérialisé, remplissant la pièce d’une tension positive incroyable. Je ne me posais pas la question de savoir où, quand et comment je pourrais bien trouver les propriétaires actuels de cette demeure de rêve; tout semblait simple et limpide, allant de soi-même. Ce qui n’était pas trop éloigné des faits, puisqu’en retournant la photographie, je découvris écrit de la même plume que précédemment l’adresse, la date et l’heure auxquelles se rendre afin de la visiter. 13, Halsey Street à Arkham. Il fallait y être présent le lundi suivant, c’était à dire cinq jours plus tard. La clé serait apparemment pendue au crochet; je pensai alors que dans une ville aussi pure et à dominance WASP, la vie était beaucoup plus sécurisante et courtoise que par ici, à Boston. J’enfouis donc les derniers fragments de mon malaise sous le contentement de ces découvertes successives, et ne m’effarouchai plus de ne pas savoir précisément à qui j’allais avoir affaire. Nous passâmes une très agréable fin d’après-midi, ainsi que toute la soirée à spéculer sur ce qu’allait être notre vie là-bas, et sur les perspectives qui nous y seraient ouvertes, avant de tomber dans les bras de Morphée le sourire aux lèvres.
Comme vous pouvez le deviner, les jours nous séparant de notre excursion passèrent extrêmement vite, et nous nous retrouvâmes au lundi matin, frais et pimpants comme pour un mariage à embarquer dans la voiture que mon beau-père nous avait prêté pour l’occasion. Très vite sortis de Boston, habitant déjà à la périphérie de la ville, nous fîmes route vers la côte et vers son chapelet de petites villes ancestrales, profitant de la beauté du temps et du paysage. Ma femme et moi avons toujours été de grands amoureux de la nature; c’était donc une bien belle promenade que rien ne pouvait gâcher, pas même la longueur du voyage. Nous nous arrêtâmes pour manger aux environs de midi, et lorsque je repris le volant je sentis encore, plus clairement et plus profondément à quel point je n’étais pas maître de ce que je faisais. Je me dis que c’était sous l’effet de l’exaltation et de l’euphorie, mais quelque chose me chuchotait qu’il y avait là plus que cela. Mettant en sourdine ces doutes de mauvais aloi, je me concentrai à nouveau sur la route et ne tardai pas à apercevoir les premiers panneaux indiquant successivement les localités à venir : Salem, Providence, Newburyport, Arkham, Innsmouth et bien d’autres, se côtoyant au gré des signalisations, balançant mollement leurs distances dans les quelques courants d’airs qui animaient mollement cette journée pour l’instant plutôt calme, mais plus pour longtemps. Car à notre plus grand dam, le temps commença alors à se couvrir d’une drôle de façon, de lents et menaçant nuages roulant de manière désarticulée vers nous des quatre coins de l’horizon, avec une vitesse surprenante. Bien qu’il ne plût pas encore, cela suffit à rendre l’ambiance immédiatement plus morose.
Nous arrivâmes dans les faubourgs d’Arkham aux alentours de trois heures de l’après-midi, ce que je jugeais très convenable. Tandis que notre automobile flambant neuve gravissait l’une des premières pentes de cette ville aux plans absurdes et fantaisistes, régulièrement impraticables, nous nous exclamions de concert quant à la tranquillité des rues, leur propreté et leur aspect tout à fait authentique, et nous nous pâmions par la suite à chaque fois que nous arrivions au sommet d’une de ces pentes, dominant légèrement la forêt immobile de toits et de clochers souvent délabrés qui s’étendait placidement sous nos yeux, lançant de manière faible ses flèches vers les cieux, qui semblaient plus bas et plus proches de nous. Le temps s’était alors définitivement couvert, et quelques grosses gouttes de pluie venaient déjà s’écraser sur le pare-brise. Finalement lassés de nos impressions, et occupés à chercher vainement où pouvait donc se trouver Halsey Street dans ce fatras encombré de rues dont à peine la moitié portait un nom, nous fîmes silence et, la radio ayant décidé de nous lâcher, il n’y eut plus que le tambourinement croissant de la pluie et le va et vient irritant des essuie-glaces pour meubler ce vide sonore. L’averse avait vidé les rues de ses rares passants, et nous eûmes beaucoup de mal à découvrir quelqu’un qui pouvait nous renseigner. C’est finalement près d’une petite université dont je ne pus distinguer le nom que nous pûmes enfin héler un homme se hâtant pour probablement rentrer chez lui. Je m’arrêtai à sa hauteur, baissai la vitre et lui demandai si il savait où je pourrais tomber sur la rue que je cherchais. L’homme encapuchonné n’ayant selon toute apparence pas bien entendu, je sortis la photographie de ma poche et la lui montrai, en répétant : « Halsey Street, mon brave, pouvez-vous m’indiquer comment m’y rendre ? » Cependant, à mon grand désarroi et à l’effroi de mon épouse, le bougre recula comme s’il eût été giflé, se signa en jetant un regard vers le ciel et s’enfuit en courant, bien vite sorti de notre champ de vision par une ruelle latérale. Je soupirai lentement, commençant à être quelque peu fatigué et agacé par la situation. Grace ne disait rien, mais je sentais parfaitement qu’elle n’était un peu stressée et qu’il valait mieux que je trouvasse la maison aussi rapidement que possible si je voulais éviter une dispute, ou en tout cas une bouderie. C’est donc avec soulagement que je vis immédiatement après cela une autre personne qui cheminait, en vélo cette fois, venant à ma rencontre. L’interpellant aussi aimablement que possible, je lui demandai en espaçant bien mes mots comment me rendre au commencement de la rue que je cherchais, sans rien mentionner d’autre ni brandir quelque photographie que ce soit. Malgré ces précautions oratoires, l’homme me jeta de sous son chapeau un regard étrange, calculateur et méfiant, avant de répondre lentement : « Vous y êtes presque : continuez tout droit, puis prenez à gauche après la petite chapelle. Vous allez descendre une petite rue, et au premier croisement vous prenez à droite. Vous continuez encore sur cinq cents mètres, et lorsque les maisons commencent à se raréfier, vous saurez que vous êtes arrivés. » Me tournant vers Grace, je lui fis un sourire et un petit clin d’œil, guilleret que j’étais et certain de toucher au but; puis, je revins à mon interlocuteur afin de le remercier pour son aide, mais il était déjà parti. Me tordant le cou à l’extérieur de la voiture afin de le retrouver, je l’aperçus disparaître dans une venelle, déjà loin. Me rasseyant correctement en grommelant, je me dis que les gens ici semblaient être de sacrés marginaux, et je me demandai si c’était l’atmosphère de cette ville qui les rendait ainsi; si seulement j’avais été au fait de mon inconscience à ce moment-là…
Après avoir suivi les indications du curieux bonhomme, je débouchai effectivement sur une rue plus large que les précédentes, où les maisons successives alternaient souvent avec de vieux arbres stoïques et guindés, qui donnaient à l’ensemble un air mélancolique. Nous la remontâmes donc assez rapidement, pressés d’être enfin arrivés à destination. Et là, je la vis réellement pour la première fois : impassible, muette et sombre, elle me donnait furieusement l’impression d’attendre. Qui ou quoi, cela ne m’intéressait pas, cette simple idée suffisant à me donner des frissons. Mais sous la canonnade de la pluie, elle arrivait encore à sembler accueillante, son porche avenant se découpant nettement malgré l’obscurité désormais quasi-totale. Me garant aussi près que possible de l’entrée, je coupai le moteur, enfilai mon pardessus et mon chapeau tandis que Grace déployait le parapluie que nous avions eu la fortune de prévoir; fin prêts, nous courûmes jusqu’à l’abri salvateur du portail, qui était manifestement ouvert. Dans une seconde étape, nous arrivâmes enfin à la porte de la demeure, à côté de laquelle était effectivement suspendue un trousseau de clés, en contenant seulement deux. Je tombai au premier essai sur la bonne, et ce fut avec un soulagement compréhensible que nous entrâmes dans la maison. La première chose qui me frappa à ce moment, c’était l’absence totale des bruits que l’on est en droit de prévoir dans une bâtisse aussi vieille que celle-ci : grincements du plancher, hurlements du vent qui joue dans les solives, claquement sur le mur de la branche d’un arbre ayant poussé trop près de celui-ci, et mille autres petits trépignements, courses de souris ou décompte d’horloge, s’entrecroisant avec virtuosité dans un orchestre fantastique de souvenirs et d’immédiateté, rendant leur apparence habitable aux plus anciens édifices. Sans cela, ils devraient paraître comme morts, si je puis dire. Ici, c’était encore différent, puisque malgré ce silence presque surnaturel, nous pouvions sentir la vie dont cette maison avait toujours regorgé, et qui l’imprégnait dans la moindre de ses dépendances, de la cave au grenier, qui nous trouvait et nous enveloppait alors comme les nouveaux enfants d’une longue existence de maternage. Encore une fois, il ne s’agit pas d’impressions métaphysiques ou de sentiments fugaces, insaisissables, mais bien d’une sensation charnelle, presque palpable que nous avons tous deux éprouvé, mon épouse et moi. Un peu impressionnés, et interpellés par le calme absolu et attentif qui régnait autour de nous, nous restâmes sur place, indécis, avant d’appeler d’une voix hésitante : « Holà ! Y’a-t-il quelqu’un ? Nous sommes M. et Mme. Warden, nous venons pour visiter la maison. Est-ce que vous m’entendez ? » Silence. Pas un mouvement dans la maison, et toujours cette immobilité rendue presque solide par son insistance. Décidément intrigués, nous commençâmes prudemment à déambuler à travers les pièces, en nous justifiant de ce qui nous semblait une intrusion par le fait que si quelqu’un se trouvait là et ne nous avait pas entendu, il devait être endormi, ou bien trop âgé, voire absorbé dans une tâche demandant une grande concentration. C’était fort possible, du moins voulais-je m’en persuader, et je n’évoquais pas dans l’intimité de mes spéculations une autre option plausible, à savoir la mort.
Nous traversâmes ainsi le salon, attenant au hall d’entrée, puis ce qui ressemblait fort à une chambre de bonne, avant de déboucher sur la cuisine, presque aussi vaste que notre appartement actuel. Celle-ci donnait finalement sur une salle à manger dont les dimensions ne pâlissaient pas en comparaison, dans laquelle se trouvait une porte menant à un petit cabinet de travail, encastré dans l’un des renflements visibles de l’extérieur. Enfin, on revenait au hall central, qui permettait l’accès à l’étage supérieur par un bel escalier en bois sombre tapissé d’épaisses fresques florales ébénacées. Avec l’obscurité ambiante, et comme aucune lampe n’était allumée, nous n’avions pas pu voir grand chose des pièces dans lesquels nous déambulions, souvent plutôt maladroitement; cependant, nous avions pu nous rendre compte au nombre de fois où nous avions buté ainsi que grâce aux ombres intermittentes qu’elles étaient assez richement meublées, d’un mobilier généralement massif et agréable au toucher. Notre curiosité aiguisée, notre appétit affûté, nous ne réfléchîmes pas longtemps avant de décider de nous faufiler par les larges marches vers le niveau supérieur. L’averse ayant dégénéré en véritable orage, à la violence et aux propriétés qui me surprenaient, nous étions alors guidés par la blancheur éclatante des éclairs successifs qui plaquaient nos ombres sournoises contre la tapisserie murale, tandis que nous nous faufilions tels des souris vers le palier du dessus. Arrivés au sommet des marches, nous nous retournâmes afin de contempler les grandes fenêtres en ogive qui ornaient la cage d’escalier, et qui étaient invisibles sur la photographie aussi bien que lors de notre arrivée, puisqu’elles se trouvaient de fait à l’arrière de la maison. De largeur plutôt modeste, elles étaient en revanche exagérément hautes et faisaient penser à des vitraux de cathédrale, impression renforcée par la découverte, à la faveur d’un éclair, des motifs colorés qui semblaient les animer d’une vie propre. Bien que je ne pouvais pas les déchiffrer à ce moment précis, je les trouvais délicieusement baroques et propres à m’inspirer, si d’aventure je me mettais à la poésie ou à la littérature. Finalement revenus à nos préoccupations plus immédiates, nous appelâmes une nouvelle fois, sans plus de succès. J’avais conscience du temps qui passait, et je poussai donc Grace à accélérer le pas en direction du premier couloir à notre gauche. Nous nous coulâmes dans son enfilade assez étroite, longeant quantité de ce que je supposais être des chambres, silencieuses et fermées à double-tour. Devant celle qui faisait l’angle, je décidai d’essayer la deuxième clef du trousseau, à titre d’information; après tout, nous étions bien venu pour la visiter, cette maison fantôme ! Croyez-moi ou pas inspecteur, mais à l’époque je riais en moi-même de cette simple appellation, refusant encore d’accepter dans son entier le panorama de l’étrange qui s’imposait à moi, et je préférais me concentrer sur la serrure qui venait de souplement coulisser. Ayant constaté que la clé fonctionnait, nous ne jetâmes qu’un rapide coup d’oeil à la chambre, dont la minuscule lucarne ne permettait de toute façon pas de distinguer grand chose. Continuant notre inspection, ponctuée d’appels de moins en moins fréquents, de plus en plus chuchotés, écrasés par la chape de silence qui semblait émaner des murs eux-mêmes, nous nous prîmes à étudier de plus près tout ce que nous voyions. La décoration demeurait sobre mais raffinée, à l’instar de ce que nous avions pu constater dans toute la demeure, bien que quelques étranges et incongrus objets trônassent en de singuliers endroits. Entre autres, une conque marine à l’aspect déformé, ainsi qu’une coupe d’un style qui m’était inconnu; mais elles logeaient dans des alcôves tellement discrètes que nous supposâmes alors qu’il s’agissait de quelques excentricités de voyage dont les propriétaires auraient été friands. C’est alors, tandis que nos yeux se promenaient avec une délectation modérée par la circonspection, que je la vis.
Je la vis dans une secousse tellurique de mon esprit, dans un spasme venu d’ailleurs, inexpliqué et inexplicable, qui me transporta aux nues et dans l’immatérialité d’un autre plan. Je vis la maison dans son intégralité, je la vis du dehors aussi bien que du dedans, je la contemplai depuis le dessus et depuis les profondeurs sur lesquelles elle était bâtie. Je vis son squelette, étrangement dressé vers les hauteurs comme pour y répondre à un appel inconnu. Je vis ses caves qui dormaient, son grenier qui soupirait d’aise dans une langueur poussiéreuse, et je vis le piano. Quelques notes résonnaient dans mon esprit, tandis que j’étais attiré à elle toujours plus, tandis que chacun de ses pores m’aspirait. Une brume luminescente et fantomatique l’entourait, vibrant de pulsations convergentes qui la coloraient brièvement. Pardon ? Si j’avais bu inspecteur ? Ah, gardez-donc vos habituelles remarques sarcastiques, et ne vous mêlez plus de m’interrompre ! Vous plaisantez avec quelque chose dont vous ignorez toute la nature et l’étendue, et que je n’ai plus beaucoup de temps pour vous décrire. Ainsi dématérialisé donc, j’eus l’impression que des siècles s’écoulaient, sans que rien ne se modifiât plus; puis, sans transition, je fus brutalement ramené dans le corridor légèrement embaumé où j’avais été saisis, pour me rendre compte que tout cela n’avait duré que l’espace d’un éclair, à peine une demi-seconde durant laquelle mon pied n’avait toujours pas touché terre. Éberlué, je regardai tout autour de moi afin de m’assurer que Grace était encore bien là, que rien n’avait changé durant ce dédoublement hallucinatoire. Me frottant les yeux, me massant les tempes, j’expliquai cela par la fatigue qui me prenait; regardant ma montre, je m’aperçus qu’il était déjà près de six heures. Habité par cet épisode incompréhensible, et pressé d’enfin parvenir à un dénouement dans cette affaire qui nous avait déjà pris toute la journée, je saisis la main de ma femme et accélérai le pas en direction de l’ultime bastion habitable où nous n’étions pas encore allés, dont l’entrée était gardée par une double-porte neutre. Nous découvrîmes ainsi une vaste mais étouffante bibliothèque, dont les rayonnages atteignaient le plafond, et qui occupait une grande partie du côté en façade; les fenêtres, au nombre de deux, étaient closes, mais je pus tout de même distinguer leur petite taille, ce qui m’étonna au vu de la fonction de la pièce. Puis nous passâmes à une salle de bain plutôt conventionnelle, dans laquelle trônait pourtant une grande baignoire luxueuse, à pieds façonnés en gueule d’un affreux animal marin que je ne saurais identifier, que j’aurais plutôt pensé trouver dans un palais ou quelque autre grand hôtel. Enfin, nous parvînmes à la chambre des propriétaires, du moins était-ce l’impression que nous en avions : là encore, il n’y avait personne. Nous étions donc dans cette maison définitivement vide, sans que nous ayons la moindre idée de qui y habitait, quand le rencontrer et de pourquoi il n’était pas là. Ne nous avait-il pas donné rendez-vous pour ce lundi-ci ? Nous en profitâmes donc pour inspecter sans vergogne la chambre, qui semblait plutôt douillette, bien qu’un peu austère par certains côtés. Ce qui me frappa immédiatement, c’était le magistral lit à baldaquins qui trônait au centre de la pièce, et lui conférait une royale tristesse. Les couleurs en étaient ternies bien qu’encore reconnaissables, les coussins épais et accueillants, les draps propres et de bonne qualité; malgré tout cela, il s’en dégageait une odeur inconfortable, une odeur de songe et de sueur onirique. J’avais par moments l’impression de discerner des auréoles irisées indiquant transpiration ou larmes. Y regardant de plus près, je ne découvrais évidemment rien, mais cela ne m’empêchait pas de répéter le manège à l’identique chaque fois que l’occasion se présentait. Tandis que Grace vaquait paisiblement au recensement des coiffeuses, armoires et autres rideaux, je restais absorbé par le contemplation de ce lit dont mon attention ne pouvait plus se détacher. Dans cette chambre, il me paraissait comme échoué, ou plutôt comme surnageant; coulé dans le courant silencieux d’une tension indéfinissable, il m’appelait à ses côtés afin de chevaucher les brumes et de voyager au loin. J’étais irrésistiblement attiré par lui, et sans savoir comment, je me retrouvai à m’asseoir doucement à son bord, me préparant à embarquer mes jambes. Pourtant, dans un dernier réflexe que je pus contrôler, je regardai Grace qui ne faisait plus aucun bruit, et c’est en suivant son regard que je compris; il était posé sur…
Le petit homme se trouvait dans l’encadrement de la porte, ses yeux fuyant nous observant de derrière ses lunettes démesurées. Rabougri, tassé et d’apparence frêle, il donnait cependant une impression d’intelligence contenue et d’élévation d’esprit, que semblaient confirmer son haut front et son long nez. Immobile, il remua les lèvres dès qu’il vit qu’il avait mon attention après le sursaut initial : « Excusez-moi de vous surprendre ainsi, j’espère ne pas vous avoir fait peur, car ce n’était pas mon intention. Je suis M. Stone, je m’occupe de gérer, eh bien, les affaires de la famille à qui appartient cette maison. Je suis vraiment confus de mon retard, mais comme vous l’avez-vu, le temps dehors n’est pas formidable et j’ai dû venir à pied jusqu’ici. Bien, ceci posé, si vous vouliez bien me faire l’honneur de me suivre, madame, monsieur. » Sans attendre de réelle approbation de notre part, il nous tourna le dos et partit en trottinant vers une pièce latérale que nous n’avions pas remarqué, dans laquelle il entra. Interloqués, nous nous regardâmes avant qu’un mouvement de ma tête n’indique à Grace de m’emboîter le pas. Ainsi, nous continuions dans l’étrange et le bizarre les plus consommés : nous venions d’être pris en charge par une espèce de nain à l’air malingre mais malicieux, que j’avais du mal à prendre pour ce qu’il prétendait être : un chargé d’affaire, un homme de main, un bras droit. Il s’accordait exactement avec la demeure dans laquelle nous évoluions, comme si il en était un personnage à part entière, voire un fragment détaché de l’édifice et modelé pour s’y produire en une espèce de représentation maligne dont personne ne pouvait deviner la portée et l’étendue de la nuisance. Peut-être étais-je trop lyrique, mais son apparence chafouine, ses paroles et ses mimiques me l’avaient déraisonnablement posé en gnome grimaçant, chargé de nous égarer complètement dans le dédale insoupçonné de quelque monde secret. En pleines divagations, j’atteignis la pièce sur la gauche du couloir et y pénétrai vivement. Il s’agissait d’une espèce de petite chapelle intérieure, qui ne me marqua pas plus que cela; relativement dénudée, elle n’offrait aucun confort apparent, et je n’avais pas le temps de m’attarder sur les rares décorations ou sur l’autel en réduction. Je promenai donc un œil assez indifférent sur tout cela, voyageant en moi-même dans un brouillard épais et cotonneux qui sourdait de mon cœur. Arrivé à la porte de sortie, je remarquai qu’elle donnait exactement sur le sommet de l’escalier où nous nous étions tenus tout à l’heure pour contempler la pluie tomber et les éléments se déchaîner; renfoncée dans un coin d’ombre comme elle l’était, il n’était nullement surprenant que nous ne l’ayons pas remarqué à ce moment-là. Le petit et énigmatique bonhomme, qui était aussi bossu comme je le vis alors, était déjà à la moitié de la descente, et nous pressa par un signe de la main de ne pas perdre le rythme. Il ne risquait rien de ce côté là : j’étais alors fasciné par sa bosse dorsale, difforme et répugnante, et ma femme Grace me suivait docilement ainsi qu’il se doit. Vous savez inspecteur, j’ai toujours eu du mal à supporter la vue de personnes disgracieuses, et particulièrement des handicapés en tout genre; c’était une véritable torture dont je ne pouvais détourner le regard, que de voir cette risible protubérance rouler à chaque mouvement, presque aussi grosse que la cage thoracique étriquée du nabot qu’elle surplombait. Je me pris à penser à sa possible origine juive; en me remémorant la scène de la chambre quelques minutes avant, je vis le crochu de son nez, l’aspect parcheminé de ses mains ainsi que ses frusques démodées et d’un affreux mauvais goût, qui évoquaient des odeurs d’encens, de cabales et de processions indicibles.
Absorbé par ces suppositions, je marchai comme dans un rêve gluant jusqu’à la cuisine, qui était maintenant allumée et où nous attendait notre interlocuteur difforme. J’émergeai alors de ma torpeur, pour constater à la froideur clinique des lampes qu’il me paraissait un petit peu – oh, vraiment infiniment peu – plus grand que précédemment, et son aspect voûté semblait s’être adouci. Il restait pour autant un hideux petit être, sur lequel toute mon attention demeurait portée. Ayant sans façons déplié sa serviette en mauvais cuir, il étala sur la table une seule feuille, à l’aspect défraîchi, sortit un stylo de la poche de sa veste nonchalamment étendue sur un plan de travail, et nous tint le discours suivant : « Mes employeurs ont vu en vous les acheteurs idéaux pour cette résidence, et ont donc décidé de prendre contact avec vous. Ils étaient fort désireux, tout en étant pertinemment sûrs et certains qu’il allait en être ainsi, que vous soyez intéressés par cette offre, et vous ont donc invité à rendre visite à la maison. » Mise à part sa façon très personnelle et elliptique de nous tenir ce discours, je brûlais d’enfin savoir qui étaient ces fameux maîtres que nous n’avions pas vu, et comment ils faisaient pour être aussi arrogants par rapport à notre libre-arbitre. J’essayai donc d’interrompre M. Stone, puisque c’est ainsi qu’il s’appelait, mais avant même que j’ai déserré mes dents il m’assomma d’un regard sans réplique, accompagné d’un geste méprisant de la main qui me coupa le souffle. Grace sembla ne rien avoir remarqué; en vérité, elle n’avait pas l’air de remarquer quoi que ce soit, semblable à quelqu’un écoutant une douce et lointaine mélodie qu’il est le seul à entendre. Le nain continua donc : « Bien qu’actuellement… indisponibles, pour des raisons de santé, les propriétaires souhaitent vraiment voir des gens comme vous, avec un potentiel tel que le votre s’installer ici, monsieur et madame Warden. Comme vous avez pu le voir, la maison est en bon état, ordonnée et spacieuse, et convient parfaitement à vos désirs et surtout, à vos rêves. » A ce dernier mot, il eut un léger rictus sardonique. « Enfin, sûrs de votre décision finale, nous avons pris la liberté de préparer par avance un contrat standard afin de vous permettre d’acquérir tous les droits sur cette propriété. Il s’agit du document que voici, et comme nous voilà à l’issue de cette visite certainement convaincante, je vous demanderai de bien vouloir me le signer immédiatement. » J’étais une fois de plus dépassé par ce qui était en train de se passer, et bien que totalement offensé par la manière dont le petit vieux diabolique me parlait, je voyais déjà le cœur de mon insurrection et de mes protestations, mort-nées, fondre comme neige au soleil, devant la chaleur huileuse et inquiétante d’une bienveillance dont je ne savais rien. J’arrivai pourtant à éructer faiblement : « Nous n’avons même pas discuté du prix; vous savez, nous ne sommes pas des gens bien riches, et nous aimerions… » Il balaya mes balbutiements engourdis par un nouveau geste sec et impérieux de la main, tandis qu’il me répondait d’une voix suave qu’il ne fallait pas s’en faire, que la somme était modique à en devenir dérisoire, d’autant plus que lui, M. Stone, négociait toujours des arrangements avec les banques, et tout cela simplement parce que ses employeurs pensaient que nous étions les plus dignes d’habiter ici. Je nageais en plein délire, et c’est tout naturellement que je m’avançai pour me saisir de la plume qui m’était tendu, afin d’apposer ma signature au bas du contrat. Malgré mon état, j’en parcourus brièvement les clauses principales, pour m’apercevoir qu’il était rédigé d’une belle écriture soignée et maniérée, la même que celle qui m’avait adressé la drôle d’invitation quelques jours plus tôt, bien qu’apparaissant ici dans une graphie plus noble et audacieuse, et sous une forme nettement plus contournée jusqu’à en devenir incompréhensible par endroits. Malgré cela, je persistai et m’appuyai sur la table, pris une bonne inspiration et signai avec une fermeté et une sûreté dans le poignet qui m’étonna sur l’instant.
Dès que j’eus levé le stylo du mince feuillet, la gargouille miniature qui n’attendait que cela s’en saisit avec un empressement non dissimulé, et le boucla soigneusement dans son porte-documents. Il paraissait extrêmement pressé, et se rhabilla avec une célérité qui démentait son air débile et lymphatique. Il ne portait pas de chapeau, et n’avait pas non plus de parapluie, ce qui me parut incohérent de la part d’un homme qui avait dû venir jusqu’ici par le pire des temps et qui devait maintenant s’en retourner sous le déluge sans fin. Il avait l’air de prendre cela avec philosophie car malgré son faciès concentré et alerte, il se fendait d’un large sourire qu’il ne parvenait apparemment pas à réprimer, si j’en croyais le frémissement involontaire au coin de ses lèvres. Se dirigeant d’un pas vif vers la porte d’entrée, il nous distança en si peu de temps que je dus me faire violence pour reprendre mes esprits, de peur de le voir s’évanouir sitôt le seuil franchis. Grace suivit, avec un long décalage, toujours dans son état affecté de transe contemplative. Arrivé à la hauteur de M. Stone, celui se retourna après avoir ouvert la porte et me toisa de toute sa petitesse : « Eh bien, M. Warden, toutes mes félicitations. Vous êtes désormais l’heureux propriétaire de cette magnifique villa en plein Arkham, dans un des quartiers les plus tranquilles qui y soient. Je m’en vais pour ma part, mon travail dans cette affaire étant pour l’instant terminé. Bonne soirée à vous et à votre femme, et bonne première nuit ici. » La fraîcheur humide du dehors aidant quelque peu, et le poids de ces derniers propos résonnant en échos alarmants dans les cavernes de mon être, j’expulsai tout l’air et toutes les questions que j’avais en moi dans un court flot de paroles, saccadées et pas toujours aussi claires que je l’aurais souhaité : « Attendez, attendez, attendez ! Tout cela va trop vite pour moi, et je dois vous demander certaines choses : pourriez-vous me donner le numéro de téléphone de votre bureau, ou bien du domicile de vos employeurs, que je puisse vous contacter si besoin était; et d’abord, comment vous trouver si j’ai besoin de vous pour une raison quelconque ? Qu’est-ce qui vous fait dire que cette partie de la ville est particulièrement calme, et pourquoi ? Cette maison a-t-elle un nom, si oui lequel ? Vous voyez, un numéro où vous joindre serait plutôt utile, je suis certain que demain, la tête moins lourde j’aurai beaucoup plus de choses à vous demander. Enfin, avez-vous de la domesticité à me recommander par ici, qui m’évite d’engager quelque négresse ou n’importe quelle autre créature ignorante ? » Reprenant mon souffle, je m’aperçus que le sourire de mon vis-à-vis s’était encore élargis, découvrant une rangé de dents certes vieillies et ébréchées, mais dans l’ensemble trop pointues à mon goût. Il répondit lentement, détachant bien les mots comme s’il parlait à un imbécile ou bien qu’il se délectait de chacune de ses paroles; il était fort probable que les deux soient également responsables de son attitude : « Ne vous inquiétez pas, M. Warden. D’ici peu, vous ne sentirez plus aucun doute peser dans l’arrière-boutique de votre conscience. Faites-moi confiance. D’ailleurs, je n’ai pas de numéro de téléphone à vous donner, n’en utilisant simplement pas. Si vous vouliez donc me trouver ou que vous cherchiez pour des domestiques, il vous suffirait de vous adresser à vos plus proches voisins, ici-même à Arkham; ils sauront vous renseigner de manière bien plus rapide et efficace que moi. Oh, d’ailleurs, à ce sujet Henri, je me permets d’estimer que vous êtes dans une rue plutôt tranquille et paisible pour la simple raison que presque toutes les maisons qui la bordent sont vides : leurs habitants sont tous morts ou partis, pour des raisons que l’on ne s’explique pas. Ô Arkham, ville aux toits pentus et aux volets tirés, qui abrite les mystères les plus occultes qui soient ! » Profitant de cette tirade et de la surprise qu’elle provoquait chez moi, couplée au mouvement instinctif de recul que l’on a face à un fou ou un illuminé, il partit d’un rire sonore, grinçant mais triomphateur et s’éloigna en sautillant sans grâce sur le petit chemin menant au portail; en le franchissant, il se retourna une dernière fois vers moi et eût un ultime clin d’œil dans ma direction, avant de sortir de mon champ de vision. Bloqué, je restai là à fixer le portail cliquetant et tintant sous l’assaut des rafales de vent et de la pluie combinées jusqu’à ce que j’entende le pas mal assuré de Grace s’approcher de moi. Je rentrai machinalement, fermai la porte et posai mes yeux sur elle; alors que j’allais parler, essayer de reprendre pied dans la réalité ferme avec une thérapie par le monologue, elle dit simplement : « Je veux dormir. » Plongeant mon regard dans le sien, je me sentis vaciller et manquer de perdre mon assiette, aussi bien physique que mentale : je n’y discernais que l’insondable abîme d’une fatigue sans précédent.
Je dormis mal, cette nuit-là. Grace avait sombré dans le sommeil dès que je l’avais installée sur le lit, après l’avoir douloureusement porté dans les escaliers. Elle dodelinait lentement de la tête, de gauche à droite, et ne dit rien pendant toute l’ascension. J’étais passablement las moi aussi, et dépassé par la tournure qu’avaient pris les évènements; une fois mon épouse bordée, je me couchai moi aussi sans me soucier de mes vêtements, bien vite enveloppé dans les couvertures épaisses et moelleuses. Toutefois, malgré le souvenir de l’appel irrésistible du lit avant notre rencontre avec M. Stone, et en dépit de son confort couplé à ma fatigue de plomb, je ne parvins pas à m’endormir. Rapidement en sueur à cause de mes retournements successifs, tirages de draps aussitôt rejetés parce qu’ils m’étouffaient et de mes changements de position, j’avais l’impression que le temps s’était figé autour de moi, et que j’étais le seul dans cette grande maison semblant retenir son souffle. La profondeur du sommeil dans lequel était plongée Grace renforçait mes impressions, qui avaient toute latitude pour déployer leurs ailes dans l’obscurité de la chambre et pour finalement gratter à la porte, que je trouvais horriblement mal placée. Et pourtant, bien que tout ceci donne une image de moi déçu et superstitieux, j’étais à ce moment extrêmement satisfait en mon for intérieur, et mon bonheur instinctif combattait puissamment le pessimisme lié à ma nature et à cette affaire particulière, qui tentait de se faire entendre. Irrésistiblement attiré par l’air de cette maison, charmé par ses atours anciens et un peu défraichis, je m’imaginais y vivre en grand seigneur isolé, rendu inapprochable par l’étrange aura qui semblait l’entourer. Mes sentiments, contradictoires, circulaient par vagues successives, élans impulsifs violemment repoussés, crue incontrôlable d’une passion ne m’appartenant pas précédant un soudain abattement et une forte répulsion. J’en vins même à ne plus discerner les moments où mes dents s’entrechoquaient par peur de ceux où je gisais, tranquille et apaisé. Quand le sommeil me cueillit enfin, je ne m’en rendis pas compte, et il me sembla même que ce n’était que le prolongement de mon calvaire doucereux de toute la nuit. J’étais dans cette même chambre où je m’étais couché quelques heures auparavant, mais elle ondulait dangereusement, ses murs ondoyant me renvoyant d’étranges reflets aquatiques tandis que je flottais dans une fumée incolore. Je me rendis compte que je me déplaçais lorsque je vis défiler les différentes salles que nous avions exploré durant la soirée, peuplées d’esprits et de feux-follets en tous genres, luisant doucement comme si les étoiles avaient plongé au fond de l’océan. Elles étaient aussi transfigurées, et me paraissaient être quelques magnifiques annexes d’un palais céruléen oublié et englouti; tout y était en suspension, comme porté par quelque flot stagnant et invisible. J’entendais des voix, des murmures, les chœurs variés d’une multitude indiscernable, qui remontaient lentement jusqu’à moi pour me caresser ou me pincer, bulles évanescentes qui se perdaient dans les eaux mouvantes du dessus. Partout sur les murs, au plafond et au sol s’était répandu un tapis de champignons à la phosphorescence blanchâtre, dont la chair molle et gluante s détachait parfois pour former d’étranges ballets d’aussi étranges petites méduses végétales. Je puis aisément me souvenir de l’intensité de ce songe contemplatif, et je dois vous dire que j’en ressens encore la toute-puissance écrasante. Il ne s’agissait pas de rêver tranquillement, ou de suer dangereusement sous la menace d’un cauchemar passager; je vous parle d’un voyage onirique vibrant, pénétrant, qui inondait mon âme et me donnait le sentiment d’effleurer du bout du doigt les contours d’une vision impossible à saisir dans son immensité. J’étais en effet entre-temps sorti par une soudaine accélération, et le paysage qui s’offrit à moi complétait de manière effrayante le tableau intérieur : la maison, grandie jusqu’à en devenir cyclopéenne, taillée dans d’abominables blocs monolithiques trônait au milieu d’une plaine sous-marine sans fin, coupée ça et là d’immenses et terrifiantes montagnes, dont les effroyables pics et les absurdes déclivités évoquaient les mâchoires insatiables de quelque gueule béante, impossible à définir. La bâtisse, isolée, palpitait encore de cette sourde lueur que j’avais entr’aperçue plus tôt dans le couloir, et qui était la seule source de lumière dans ces plaines obscures. Elle me faisait penser à la luminescence malsaine de quelque poisson aveugle des profondeurs, tentant d’attirer ses proies décharnées et de satisfaire ses appétits cannibales. Devant la bizarrerie et l’aspect malsain d’un tel panorama, je fus pris d’une panique compréhensible, et essayai alors vainement de me réveiller. Je voulus prendre conscience de mon corps, afin de me suggérer la réalité, dissipant ainsi peu à peu les brumes du songe, mais n’y parvins pas. Dans l’angoisse et l’inertie les plus totales, je me vis descendre lentement, tel une feuille morte, vers le fond informe et indicible qui gisait sous moi. Implacablement, sans aucun contrôle possible, je descendais toujours plus, jusque dans les noirs abîmes m’appelant vers un monde de merveilles et de gloire. Ce n’est que lorsque mon cœur emballé et oppressé me sembla sur le point de lâcher que je fus brusquement ramené à la réalité, collé à mon séant, sec comme le désert et glacé. Je vous le dis inspecteur, il ne s’agissait pas d’un froid naturel : ma peau était semblable à du marbre en hiver, et je la sentais parcourue d’un frisson permanent. Oh, que je souhaiterais n’avoir jamais mis les pieds là-bas !